Auteur : LAFFITTE Roland
La langue française a emprunté, tout au cours de son histoire, des mots à la langue arabe, et cela en plusieurs vagues et dans plusieurs registres. Au-delà des emprunts proprement dits, le lexique scientifique porte de manière conséquente la marque de la langue arabe, arrivée notamment sous la plume des clercs médiévaux. On imagine aussi aisément l’ampleur du lexique politique, qui s’est considérablement étendu ces dernières décennies.
Mais il est un domaine particulièrement riche en arabismes, celui du français décoincé. Il regroupe la somme des mots qui circulent hors de la langue soutenue et disséquée sous la Coupole, pour ne garder que la variété de la langue qui court dans les rues ; celle des cités populaires et des cours d’école, comme celle des alcôves et des salles de garde, celle des émissions de télévision populaires et des différents corps de métiers, etc.
Le lexique des arabismes appartenant à ce registre est essentiellement abondé par trois sources : 1) le français colonial, introduit aux xixe-xxe siècles jusqu’en 1962, dans ses deux branches, le jargon des troupes coloniales, avec un terme connu comme toubib, et celui des Français d’Afrique du Nord qui a popularisé le mot souk ; 2) le français sorti, depuis les années 1960, des quartiers et des cités de relégation des populations issues des vagues d’immigration du Maghreb, et qui, essentiellement par les canaux de l’école et le rap, s’est déversé dans ce que l’on a appelé la langues des jeunes, et dont certains termes emblématiques sont même entrés, comme beur et kif, dans le français courant ; 3) des vieux mots entrés dans la langue aux différentes époques et recyclés par la langue décoincée, comme artichaut ou coton.
En annexe de ce vaste lexique, est présenté le vocabulaire de l’islamophobie contemporaine qui reprend, notamment dans la presse et sur la toile, les mots de l’Islam pour les retourner contre cette religion et nos compatriotes musulmans.
Roland Laffitte est chercheur indépendant et essayiste. Il est président de la SELEFA (Société d’études lexicographiques et étymologiques françaises et arabes), créée en 2002. C’est dans son cadre qu’a été menée cette étude, ainsi que celle qui a donné lieu au livre Le ciel des Arabes, paru chez Geuthner en 2012.
Auteur : BOHAS Georges
La majorité des arabisants, sémitisants et linguistes adoptent, pour organiser le lexique des langues sémitiques, le concept de « racine », élaboré voici une douzaine de siècles par Sîbawayhi et son « maître » al-Khalîl. Certains sont même allés jusqu’à prendre ce concept pour une réalité innée présente dans le cerveau des locuteurs de ces langues, alors qu’il a été démontré par les travaux antérieurs de l’auteur qu’il échappe totalement à la conscience spontanée des locuteurs natifs. De nombreuses études ont de surcroît prouvé qu’il s’agit d’un concept trop abstrait pour organiser la phonologie et insuffisamment abstrait pour organiser le lexique. L’organisation fondée sur la racine échoue en outre à expliquer les principales caractéristiques de l’arabe : son extraordinaire propension à la synonymie, à l’homonymie et à l’énantiosémie.
Alors pourquoi la majorité des savants s’obstine-telle à demeurer fidèle à ce concept ? La réponse tient au fait qu’elle se fonde sur des théories linguistiques qui, se limitant au niveau des phonèmes et des morphèmes, n’adoptent pas les postulats et cadres conceptuels adéquats, ni la démarche et les unités empiriques pertinentes, et échouent donc à identifier les principales composantes du lexique de l’arabe que masque justement l’organisation fondée sur la racine (tri- ou quadriconsonantique).
Or la recherche évolue, précisément au fil de la découverte des inadéquations des concepts et modèles (ainsi la phonologie structuraliste ne domine-t-elle plus le champ, et a-t-on vu naître la phonologie autosegmentale ou la théorie de l’optimalité...). En matière de linguistique arabe, de même, a émergé à la fin du XXe siècle un paradigme nouveau, désormais vérifié sur de grands corpus, articulé en trois grandes composantes :
La composante matrices/étymons, intrinsèquement motivée. Elle se situe au niveau submorphémique où le trait phonétique est pertinent pour représenter la structuration lexicale. La motivation tient à une corrélation établie entre un invariant notionnel et les particularités articulatoires (décrites sous forme d’une matrice de traits phonétiques non ordonnée) dans lesquelles il se manifeste.
La composante des étymons onomatopéiques. En ce cas la motivation tient à l’onomatopée elle-même, « création de mots par imitation de sons évoquant l’être ou la chose que l’on veut nommer », laquelle repose sur ce que Lafont appelle « l’anamorphose » : « Un système de transfert formel, d’une substance sonore ou inorganisée (un bruit naturel) ou autrement organisée (l’émission animale) à l’organisation phonologique humaine ».
La composante des noms-bases, majoritairement non motivée. Encore que certains noms comme « ʾabun » et « ʾummun » puissent trouver une motivation analogue à celle de « père » et « mère » en français (Jakobson).
Cette organisation tripartite permet de rendre compte du pullulement des synonymes, ainsi que de l’homonymie et de l’énantiosémie, abondamment présentes dans le lexique de l’arabe, alors que la conception traditionnelle qui prend la racine pour un primitif ne peut que se borner au constat.
Georges Bohas, membre correspondant de l’Académie de langue arabe de Damas, est professeur émérite à l’ENS-Lyon. Il a longtemps étudié les théories des grammairiens arabes auxquelles il a consacré sa thèse de Doctorat d’État et un ouvrage, considéré maintenant comme un classique, The Arabic Linguistic Tradition (1990) (en collaboration avec J. P. Guillaume et D. E. Kouloughli).