« Aujourd’hui il n’y a plus d’ailleurs (sinon une forêt fraîchement abattue, ou un livre déniché par hasard),
Marco Polo ne quitterait pas Venise, il apprendrait des langues. », écrit Gérard Macé dans Leçon de chinois.
L’épuisement d’une longue tradition qui s’est construite autour d’un ailleurs essentiellement géographique donnant jour à toute la littérature viatique cède la place à un autre type de voyage dont la destination est une langue étrangère et lointaine. En effet, aujourd’hui, pour de nombreux écrivains français, héritiers de Segalen, de Claudel et de Michaux, les langues orientales représentent des îles nouvelles à explorer, d’une manière réelle ou imaginaire. Si certains écrivains français comme Gérard Macé ou Roland Barthes ont choisi les idéogrammes de l’Extrême-Orient, d’autres, comme Claude Ollier ou encore Louis Aragon ont suivi la caravane de la langue arabe et de ses différents dialectes.
Le résultat est impressionnant : il ne s’agit plus comme au XIXe siècle dans le meilleur des cas de donner la parole à l’étranger ou d’inventer des mots, mais d’ouvrir à un renouvellement des formes linguistiques, poétiques et narratives, à l’éclatement des genres, au brassage des modèles textuels. Si ce détour par l’Orient
des langues dévoile chez certains un Orient secret puisant ses sources dans les souvenirs les plus intimes, il se traduit chez d’autres par une reconquête de la totalité grâce à la recréation d’une Babel heureuse, déculpabilisée et ouverte sur le monde. Cette fascination essentiellement poétique et textuelle, désintéressée pour ainsi dire, permet de nuancer les thèses qu’Edward Said développe dans Orientalism.
Ridha Boulaâbi est docteur en littérature française et comparée de l'Université Jules Verne de Picardie. Ses domaines de recherche portent sur les littératures française, francophone et arabe contemporaines.